Abstract
La question de la cohérence de la théorie rawlsienne de la justice et de son tournant politique a été depuis longtemps une source de débats et de malentendus. Pour certains interprètes, l’abandon par le second Rawls d’un fondement kantien des principes de justice au profit d’un libéralisme purement politique serait un prix trop élevé à payer pour obtenir un large consensus sur des principes de justice dans des sociétés démocratiques traversées par des conflits de valeurs insurmontables. « La vérité dérangeante ( inconvenient truth ) que Rawls découvre est qu’il est impossible, écrit Robert Taylor (2011), de parvenir à un consensus par recoupement sur une conception kantienne de la personne ou plus largement sur la justice comme équité », mais qu’en même temps, sans un tel fondement, la force morale de la théorie de la justice serait diluée. Dans cet article, je voudrais répondre à ces critiques et montrer que, bien loin de conduire au relativisme, l’exigence d’autonomie doctrinale et d’indépendance des principes de justice à l’égard de toute conception substantielle du Bien exprimée par Rawls ( Libéralisme politique, p. 133) exprime le sens qu’a pour lui l’idéal démocratique : le respect pour l’autonomie morale des personnes et le rejet de « la pratique séculaire de l’intolérance comme condition nécessaire à l’ordre et à la stabilité de la société » ( Libéralisme politique, p. 14). Mais un tel idéal n’est-il pas irréaliste? Faire ainsi confiance à l’autonomie des citoyens, à leur capacité à distinguer entre leurs doctrines morales personnelles et des principes publics de justice ( Libéralisme politique, p. 7) ne risque-t‑il pas d’affaiblir les démocraties au lieu de garantir leur stabilité, comme l’espère Rawls ( Libéralisme politique, p. 4)? Cette ambition d’autonomie doctrinale est-elle une force ou une faiblesse de la théorie rawlsienne?